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La fin des Lumières
Les Lumières et la raison laïque
Le langage comme tabernacle kénotique de Dieu
Johann Georh Hamann (1730-1788), prédicateur de Christ dans le désert du siècle
des Lumières
La fin des Lumières
par John R. Betz
Le but de ce présent ouvrage est double. D’une part, il cherche à
illuminer la vie et les écrits d’une figure notoirement obscure,
Johann Georg Hamann (1730–1788), dont l’influence était vaste
dans sa propre époque – il était même considéré avec révérence
comme le « Mage du Nord » – mais qui n’est généralement connue
aujourd’hui, le cas échéant, qu’indirectement, par association avec
son protégé Johann Gottfried Herder (1744–1803), le courant Anti-
Lumières et le mouvement littéraire connu sous le nom de Sturm
und Drang. En bref, ce livre cherche à recouvrer une figure
importante mais négligée – dans l’espoir également de corriger une
idée erronée courante sur Hamann, savoir celle selon laquelle il
aurait été un « irrationaliste, » voire (comme certains l’ont suggéré
à tort) le fondateur de l’irrationalisme moderne. D’autre part, de
manière plus constructive, cet ouvrage cherche à tirer les
implications de l’interaction de Hamann avec ses amis et ses
contemporains qui comprenaient certains des principaux esprits
éclairés des Lumières allemandes, tels que Kant, Lessing et
Mendelssohn. Plus spécifiquement, il cherche à montrer dans
quelle mesure les arguments éclairés de Hamann à l’encontre des
philosophes des Lumières – les Aufklärer – l’ont, en fait, emporté.
En outre, dans la mesure où Hamann a prophétisé la fin des
Lumières, anticipant ce que Frederick Beiser a appelé le « destin de
la raison, » ce livre le présente comme une sorte de prophète
postmoderne, c’est-à-dire quelqu’un qui était déjà, bien que de
manière anachronique, en conversation avec la postmodernité.
C’est en cela tout spécialement, sera-t-il défendu ici, que se trouve
sa pertinence prophétique inouïe au-delà de son temps et touchant
à notre propre époque.
Dans la mesure où ce livre place Hamann en dialogue avec la
postmodernité (qui partage le même manque de confiance que chez
Hamann dans le pouvoir de la raison autonome ou de la raison seule
de déterminer une quelconque signification ultime, voire même la
nature de la raison elle-même), à certains égards, il représente un
prolongement de la dissertation doctorale de l’auteur. A l’exception
de cette similitude thématique, le présent ouvrage est néanmoins
une œuvre entièrement nouvelle et différente. Il a été élaboré à partir
d’un sentiment du besoin – que ma dissertation n’avait pas comblé –
d’une présentation complète de la vie et des œuvres de Hamann –
sans laquelle ses diverses maximes et déclarations gnomoniques,
prises hors de leur contexte, sont souvent si obscures qu’elles
peuvent devenir inintelligibles. De même, le présent ouvrage est né à
la suite de ma prise de conscience de ce que la méthodologie
employée dans ma dissertation, qui cherchait à organiser les idées de
Hamann suivant un ensemble de thèmes (et, par conséquent, dans
de nombreux cas hors de leur contexte), était inadéquate ; et de ce
qu’aucun ouvrage sur Hamann qui espèrerait le rendre
compréhensible selon ses propres termes – ou aller au-delà d’une
simple collection de citations et d’aphorismes – ne peut se dispenser
d’un traitement approfondi de ses écrits et des circonstances
particulières qui les ont occasionnés.
En conséquence, en tentant de présenter, autant que possible,
Hamann tout entier – tant l’homme que son œuvre – l’auteur a
choisi une approche similaire à celle suivie par Gwen Griffith-
Dickson dans sa traduction-commentaire sans précédent, Hamann’s
Relational Metacriticism (1995), qui présente une étude détaillée et
une analyse perspicace de certains des écrits les plus importants de
Hamann. La différence principale entre l’étude présente et celle de
Griffith-Dickson, hormis la thématique du post-sécularisme traitée
ici et les préoccupations plus explictement théologiques, réside
toutefois dans le fait que le présent ouvrage est plus global dans son
approche (avec notamment l’inclusion de textes supplémentaires
jusqu’ici non traduits, provenant principalement des Ecrits de
Londres de Hamann et de ses écrits appelés Ecrits sur les Mystères),
mais aussi, par nécessité, plus sélectif en ce qui concerne le choix des
passages traduits ainsi que du niveau des commentaires apportés.
En tout état de cause, l’auteur est grandement redevable à l’ouvrage
de Griffith-Dickson, qui demeure une référence précieuse pour les
études de Hamann. Les lecteurs devraient impérativement le
consulter pour y trouver ce qui manque dans ce présent volume – il
en est de même pour les très bonnes traductions richement annotées
de Kenneth Haynes qui sont parues plus récemment sous le titre
Hamann: Writings on Philosophy and Language (2007).
Quant au titre principal du présent ouvrage, peut-être quelques
remarques s’imposent-elles. Car des titres de cette sorte sont
maintenant devenus, bien entendu, quelque peu un cliché, et
rappellent les titres d’autres livres, parmi lesquels se trouvent
notamment After Virtue (1981) d’Alasdair MacIntyre, et plus
récemment After Writing (1998) de Catherine Pickstock. Avec After
Virtue, le présent ouvrage partage la conviction selon laquelle les
efforts des Lumières pour fonder la moralité sur la raison seule ont
échoué, et que la seule voie pour avancer consiste, d’une certaine
manière, à aller au-delà des Lumières, c’est-à-dire plus loin et au-
delà de l’illusion dorlotée selon laquelle la raison seule est capable de
constituer un fondement suffisant pour la morale ou la culture. Dans
After Virtue, l’auteur a aussi proposé, comme moyen d’aller de
l’avant, de regarder de nouveau à la tradition (que la plupart des
penseurs des Lumières ont rejetée comme source de sagesse),
notamment à l’exemple de Sainte Bénédicte qui, parmi d’autres,
nous rappelle puissamment qu’à travers Christ, et non par la raison
laïque, la sainteté de vie est possible.
Dans ce présent ouvrage, à la suite de Hamann, qui a prophétisé le
destin nihiliste des Lumières alors à son apogée il y a plus de deux
siècles, un argument similaire mais explicitement « métacritique »
est avancé, savoir : Toute notion de raison laïque, qui prétendrait
être épurée de la tradition, est une illusion, puisque la raison elle-
même est un produit de la tradition; et étant donné cette
dépendance, les personnes raisonnables devraient porter attention
tout spécialement à la tradition inspirée de la parole prophétique (et
à la Parole qu’elle désigne) qui vient en aide à la raison comme une
«lampe qui brille dans les ténèbres, » et qui est d’autant plus
certaine, et en définitive, plus fructueuse (Esaïe 55:11) que les
principes et (d’après Hamann) les « œuvres mortes » de la seule
raison. Ainsi, étant donné l’importance énorme que Hamann attache
au langage (en tant que « mère » de la raison et, en tant que telle,
comme le point focal de son débat avec les penseurs des Lumières),
le présent ouvrage partage avec After Writing de Pickstock le désir
d’aller au-delà des conceptions déconstructives postmodernes et
instrumentales modernes non inspirées du langage – afin de
parvenir ultimément à une conception renouvelée du langage,
incluant le texte de la création, en tant que prophétie (que, à la suite
de Hamann, l’on pourrait définir comme « une parole à la créature à
travers la créature »). Si donc ces deux livres – After Virtue et After
Writing – ne sont pas explicitement traités dans ce qui suit, c’est
parce que le présent ouvrage s’accorde implicitement avec les thèses
qui y sont défendues.
Dans le même temps, le titre du présent ouvrage pourrait se prêter à
quelques comparaisons avec Enlightenment’s Wake (1995) de John
Gray – avec toutefois cette différence qui a toute son importance : Le
fait que dans la conclusion, après un bref rapprochement avec le
«triumvirat postmoderne, » le présent ouvrage poursuit résolument
une direction postlaïque (et donc implicitement une direction
eschatologique) qui s’éloigne de la postmodernité (puisque cette
dernière ne représente rien de plus que la conclusion nihiliste
logique de la modernité laïque) et s’oriente vers Christ.
Accessoirement, s’il désire comprendre ce qui est en jeu ici et avoir
un excellent panorama des Anti-Lumières en général, le lecteur est
renvoyé à l’ouvrage de Graeme Garrard, Counter-Enlightenments,
From the Eighteenth Century to the Present (2006). Mais d’où
vient, pourrait-on se demander, la légitimité d’utiliser un titre aussi
audacieux et de faire des déclarations aussi fortes, en conjonction
avec une figure aussi obscure et apparemment de si peu
d’importance? Une telle démarche sera défendue, du moins
implicitement, dans le reste de cet ouvrage.
Dans la mesure où le présent ouvrage cherche à libérer Hamann
d’une relative obscurité, à le mettre au-devant de la scène en raison
de sa pertinence, et à le placer en dialogue avec des problématiques
et des sujets de préoccupation contemporains, il comporte aussi, ou
plutôt nécessairement, certaines limitations. Car il a été élaboré
comme une introduction globale à Hamann et ses écrits (avec une
attention particulière portée à sa pertinence postlaïque) et non à
l’ensemble substantiel de littérature de seconde main le concernant.
Les citations d’autres universitaires spécialistes de Hamann qui sont
données au passage, généralement dans le but d’éclairer un texte
difficile, ne devraient pas, par conséquent, être prises comme si elles
représentaient de façon exhaustive les études académiques sur
Hamann qui ont été produites dans le siècle passé, et initiées plus ou
moins par l’ouvrage en deux volumes de Rudolf Unger, Hamann und
die Aufklärung (1911). Les sources qui ont contribué à enrichir la
connaissance de l’auteur sur le sujet sont bien plus nombreuses que
ce qui peut être reconnu ici. Pour une étude plus poussée des œuvres
académiques pertinentes, le lecteur est renvoyé, par conséquent, à la
bibliographie en ligne sur la littérature concernant Hamann
disponible à l’adresse suivante :
http://members.aol.com/agrudolph/bib.html.
Et voici une dernière remarque sous forme d’avertissement. Il est
possible que je n’aie pas rendu un service à Hamann en écrivant ce
livre, car j’ai fait ce qu’il avait explicitement demandé que l’on ne fît
pas : J’ai écrit ce qui, à certains égards, pourrait être considéré
comme une hagiographie. Comme il le dit dans l’un de ses derniers
ouvrages, dans une humilité typique : « Ne vous inquiétez pas si vous
m’ajoutez un bras ou en rajoutez un à ma renommée. La mesure de
ma ‘grandeur’ n’est ni celle d’un géant, ni celle d’un ange, ni une
main plus large qu’une main humaine normale. S’il-vous-plaît, ne
dessinez pas des moustaches sur ma vie, à moins que je ne puisse
encore rire avec vous, afin que le monde ne soit pas forcé à
transfigurer un pécheur rongé par la pourriture en lui conférant
l’identité d’un ‘saint.’ » Ainsi, dans sa première publication, les
Socratic Memorabilia, il signale également qu’il n’est qu’un « poteau
indicateur » et qu’il est « trop raide pour accompagner ses lecteurs
dans le cours de leurs réflexions » – c’était là une décision qu’il
suivrait rigoureusement jusqu’à la fin par l’utilisation d’un
pseudonyme dans ses écrits, adhérant strictement aux paroles de
Jean-Baptiste : Illum oportet crescere, me autem minui [il faut qu’Il
croisse, et que je diminue] (Jean 3:30). Mais des poteaux indicateurs
– spécialement à une époque de grande confusion intellectuelle et
morale, au moment où le Siècle de la raison, après avoir fièrement
refusé le don de la lumière de la foi, s’est jeté inévitablement tout
droit dans le nihilisme – méritent d’être vus. Et c’est ultimement
dans ce but, pour servir de signe des temps, que ce livre est proposé.
“En comparaison avec les écrits de
Hamann, la Phénomonologie de l’Esprit
de Hegel est … une lecture qui sied
parfaitement à un temps de vacances.
Car avec Hamann, quelque chose de
nouveau apparaît : Une obscurité
intentionnelle, créée.”
- Ludwig Reiners,
écrivain,
Stilkunst: Ein Lehrbuch der deutscher
Prosa, nouvellement édité par Stephan
Meyers et Jürgen Schiewe (Munich: C. H.
Beck, 1991), p. 265.
“[J. G. Hamann] est l’homme qui a
contaminé son siècle de son esprit et l’a
complètement changé. Cet éveil de
l’homme intérieur aux alentours de
1760 qui trouva son expression
artistique dans la culture classico-
romantique surgit de Hamann. La
puissance énigmatique dont rayonnait
ce rare homme et qui envahit toute son
époque se range parmi les secrets
insolubles de l’histoire de la pensée et
de l’esprit humains."
- Josef Nadler,
Johann Georg Hamann, Saerntliche Werke
(collection d’œuvres), Historisch-kritische
Ausgabe von Josef Nadler (édition
historico-critique de Josef Nadler)
(Vienne, Autriche: Verlag Herder, 1949-
1957), 1, 320.
Tables des matières :
PARTIE I: LA FORMATION D'UN
SOCRATE CHRÉTIEN
CHAPITRE 1: LA VIE ET LES
ŒUVRES DE HAMANN (1731–1788)
CHAPITRE 2: LES ECRITS DE
LONDRES : DE LA GLOIRE DE LA
CONDESCENDANCE TRINITAIRE
CHAPITRE 3 : UNE
RELECTURE TYPOLOGIQUE DE
SOCRATE : DE LA FOI, LA RAISON ET
L’HISTOIRE
PARTIE II : CROISADES DU
PHILOLOGUE
CHAPITRE 4 : VIE ET ŒUVRES
(1760-1774)
CHAPITRE 5 : VERS UNE
POÉTIQUE CHRISTOLOGIQUE : UNE
NOUVELLE ESTHÉTIQUE DES
ECRITURES ET DE LA CRÉATION
CHAPITRE 6 : A PROPOS DE
L’ORIGINE DU LANGAGE : HAMANN
CORRIGE SON DISCIPLE HERDER
PARTIE III : MASQUES ET TEXTES
ÉNIGMATIQUES
CHAPITRE 7 : VIE ET ŒUVRE
DE HAMANN DE 1775 À 1780
CHAPITRE 8 : LA PAROLE À LA
SIBYLLE : DU MYSTÈRE
PROTOLOGIQUE ET
ESCHATOLOGIQUE DU MARIAGE
CHAPITRE 9 : FRAGMENTS
D’UNE SIBYLLE APOCRYPHE: DE LA
RELIGION RATIONNELLE ET
APOCALYPTIQUE
PARTIE IV : MÉTACRITIQUES :
RAISON, RELIGION NATURELLE ET
POLITIQUE LAÏQUE
CHAPITRE 10 : VIE ET ŒUVRE
DE HAMANN DE 1780 À 1784
CHAPITRE 11 : LA
MÉTACRITIQUE DE KANT : HAMANN
DÉCONSTRUIT LE RÊVE
TRANSCENDANTAL
CHAPITRE 12 : POLITIQUE
MÉTACRITIQUE : DE LA JÉRUSALEM
DE MENDELSSOHN ET DE L’ETAT
LAÏQUE MODERNE
PARTIE IV : UN VOYAGE FINAL : LA
DERNIÈRE VOLONTÉ ET LE
TESTAMENT DE HAMANN
CHAPITRE 13 : HAMANN - SA
VIE, SON ŒUVRE (1785-1788)
CONCLUSION : APRÈS LA
POSTMODERNITÉ : HAMANN
DEVANT LE TRIUMVIRAT
POSTMODERNE